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Le blog de ACHILLE - Chroniques Notariales

un clerc divorcé qui se noie dans les problèmes de divorce de ses clients

COURRIER.

Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est celui de chacun.

Boris VIAN.

Méditant sur les énigmes de mes dossiers, tout en traversant le couloir pour rejoindre mon bureau, mon attention est attirée par de petits cris. Je passe la tête dans toutes les pièces, cherchant la cause de ces plaintes. Derrière son écran, une collègue, la goutte au nez, les yeux de lapin albinos, se cache, faisant semblant d’écrire. Je m’approche, la saluant et m’enquiers de sa santé morale et physique.

-         Ce n’est rien, ce n’est rien – tente-t-elle d’articuler entre deux sanglots – ne vous inquiétez pas.

-         Je ne m’inquiète pas. Pensez-vous néanmoins que je puisse vous être d’une quelconque utilité ? Je sais bien qu’au début, c’est difficile : les dossiers complexes, les implications graves et précises, les recherches éperdues dans les manuels. Avez-vous oublié l’intervention d’un conjoint dans un acte de vente de la résidence principale ?

-         Non ce n’est pas cela.

-         Une erreur dans une déclaration fiscale ?

-         Non, non plus.

-         Un collègue s’est moqué ?

-         Jamais ! Ils sont tous très gentils.

-         Le patron vous a rabroué ?

-         Encore moins ! Enfin, pas encore…

-         Un client vous a manqué de respect ?

-         Ma foi, non, Monsieur GASTON, regardez ce qu’on m’écrit !

Elle me tend une enveloppe blanche, portant son nom et l’adresse de l’Étude, en écriture calligraphiée, arborant au coin supérieur droit un timbre de collection estampé d’une élégante oblitération. Je l’ouvre, et en sort une carte double, très jolie quoiqu’un peu désuète, figurant deux angelots grassouillets de couleur vieux rose découpés dans un papier vélin, sonnant une petite cloche dont le battant est une perle de verre collée sur le support, entourés de petits myosotis en couronnes accrochés à une languette permettant un effet de relief, et de mouvement. Le tout est agrémenté de mille paillettes nacrées dont les plus téméraires se sont nichées sur mes doigts. L’intérieur est une page de calque double, collée au volet du dessous, couverte de signes cabalistiques. J’enfourche mes lunettes et parmi de multiples idéogrammes qu’on pourrait presque qualifier d’émoticônes, tant l’émotion se lit dans le trait : petits cœurs, marguerites, soleils, je parviens à déchiffrer ceci :

« Ma très chère amie,

 Permettez-moi de vous appeler ainsi, plutôt que Maître qui vous va si mal.

Les heures que j’ai passées avec vous m’ont apportées tant de jubilations, nos conversations sont si poignantes.

Je songe journellement à vous, cependant, je ne vous dérangerai pas, vous œuvrez tant à faire le bien autour de vous.

Toutefois, n’oubliez pas votre amie sincère. Entretenez notre attachement naissant.

Peut-être à bientôt, peut-être à jamais, décidez.

Mon sort est entre vos mains.

Mille baisers amicaux.

Fleur, votre nouvelle vieille amie toute à vous. »

Cette lecture accomplie, je reste en contemplation devant cette écriture enfantine, ce style d’adolescente cocasse. Je n’ose lever les yeux. Pleurait-elle de rire ? Que dire à cette charmante collègue ? Je retourne l’enveloppe et découvre l’adresse de la personne, dans les beaux quartiers de notre vieille ville.

-         Quel âge a votre amie ?

-         Quatre-vingts ans, mais ce n’est pas mon amie.

-         La lecture paraît infirmer votre propos. On dirait même qu’elle est amoureuse de vous. J’en ai sûrement écrit de semblables, néanmoins plus sobres, à mes fiancées lorsque j’étais tout jeune, avant SKYPE[1], MSN[2] et SMS[3]. Je me souviens même avoir envoyé une carte qui disait « devinez qui vous aime et vous saurez qui vous écrit ». Il y avait un poisson d’avril dessus. L’adulée ne s’est, hélas, jamais précipitée dans mes bras. J’en ai déduit qu’elle n’avait même pas imaginé que je pus être l’auteur de cette sottise, j’ai décidé de passer mon chemin. Cependant, le soir en m’endormant, j’ai souvent cru qu’elle avait sauté au cou de quelqu’un d’autre. Parfois, la déconvenue tournait au cauchemar, le garçon étant déjà avec une autre fille, laquelle tuait ma dulcinée. D’autres nuits, nous atteignions le registre de la dérision, lorsqu’elle se roulait dans les bras d’un pauvre garçon qui n’en menait pas large n’osant pas lui dire non, et qui finalement lui criait en se sauvant « Poisson d’avril », la laissant assise dans le caniveau, en pleurs, comme vous. Souvent je dois dire, je l’imaginais mariée avec celui qui n’attendait qu’un geste d’elle, pas moi… l’autre, le beau, le grand, le ténébreux. Quatre-vingts ans, dites-vous ? Je comprends. Fleur, c’est joli comme prénom.

-         En fait, elle s’appelle Germaine, mais elle n’aime pas son prénom, alors elle a pris le nom de sa grand-mère.

-         Fleur est effectivement plus rare. J’ai connu une Fleurie, j’en étais amoureux d’ailleurs. Non, rassurez-vous, ce n’est pas elle qui a reçu le poisson d’avril, bien que nous ayons eu une très longue relation épistolaire, étant donné notre éloignement.

-         Vous savez, dans un dossier, j’ai quatre sœurs qui s’appellent « Marguerite, Violette, Mirabelle et Rose » On dirait les jeux des enfants, cherchez l’intruse.

-         De mon côté, j’ai eu trois frères, Marceau, Kléber et Hoche. Pas terrible, surtout le dernier, leur nom de famille était DISEMME.

-         Hoche DISEMME ? Ah non, j’ai compris : DIS C’EST MOCHE ! Mais c’est une blague là ?

-         Non pas du tout. Le père était enfant d’un lieutenant de Napoléon. Cela remonte à loin, je ne les ai pas connus. J’ai juste vu cela dans une origine de propriété, lors d’une recherche généalogique que j’ai dû approfondir, car le dernier n’avait pas eu d’enfants.

-         Je ne vois pas le rapport. Je suis nulle en histoire.

-         Ne vous inquiétez pas, moi aussi, c’est mon patron qui a fait la relation historique, moi j’avais seulement remarqué le jeu de mots. En fait, c’étaient des généraux de la République[4], le seul souci est que ce sont des noms de famille.

-         Même Marceau ?

-         Oui, HOCHE s’appelait Lazare, MARCEAU François Severin, et KLEBER Jean-Baptiste. Ce sont aussi des avenues autour de l’Arc de Triomphe.

-         À PARIS ? Je ne suis jamais allée à PARIS.

-         Vous n’êtes pas en manque. Vous vous sentez mieux, semble-t-il.

-         Vous me faites penser à autre chose. En attendant, qu’est ce que je vais bien pouvoir lui répondre ? Je ne suis pas digne de recevoir de tels courriers, c’est trop de gentillesse pour moi, je lui ai juste dit deux mots polis, c’est tout.

-         C’est une réflexion étrange, quelqu’un veut votre amitié et vous donne sans condition la sienne, et vous en pleurez ? C’est de bonheur, j’espère !

-         Non, pas du tout, vous ne pouvez pas comprendre.

-         Oui, je sais, on me le dit souvent…[5]

-         Ce n’est pas ce que je veux dire.

-         Moi non plus, mais en attendant, il n’y a pas de quoi pleurer, je comprends que vous ne pouvez pas tout donner à chacun de vos clients, ou à chacune, vous avez votre vie personnelle et elle ne doit pas empiéter, ou en tout cas, le moins possible sur votre vie professionnelle. Prenez cette carte comme une anecdote parmi tant d’autres, faites collection de vos meilleurs compliments, vous aurez grand plaisir à les compulser quand un grincheux vous fera des misères.

-         Oui, mais pour la dame ?

-         Fleur ? Répondez-lui que vous êtes effectivement surchargée, en tant que débutante, vous avez beaucoup à apprendre, et que vous vous ferez un plaisir de vous échapper de ce monde de fous pour déjeuner avec elle un midi, entre deux rendez-vous, au cœur d’une oasis de paix et de complicité.

-         Je ne crois pas que je puisse parler ainsi.

-         Vous avez raison. Soyez plus sobre dans vos propos. Mais répondez, ne la laissez pas se dessécher devant le téléphone à attendre votre appel. Pour vous changer les idées, venez voir, j’ai reçu, moi aussi une belle missive :

« Cher Maître,

Ma tendre épouse et moi-même vous remercions infiniment de la manière dont vous avez mené rondement ce dossier, complexe ô combien, nous l’avons découvert à nos dépends. Nous avons admiré votre agilité à nous soustraire de chacun des abîmes qui s’ouvraient devant nos pieds, sans prétention aucune.

Un détail. Dans ma grande hâte, j’ai omis de reprographier mon titre de propriété. Lors de la cérémonie de nos engagements, je me suis permis d’y faire allusion, en vain. Ma requête a été emportée par le grand vent de l’histoire. Vous nous obligeriez éternellement en acceptant de nous faire parvenir les quelques feuillets qui manquent cruellement à nos archives.

Nous réitérons ainsi qu’il convient notre gratitude.

Croyez, nous vous en prions, Cher Maître, en l’assurance de notre sympathie enthousiaste. »

-         Je préfère la vôtre, elle n’engage à rien.

-         Je comprends que la sympathie enthousiaste soit moins troublante que l’amitié simple et pure. Promettez-moi que vous lui répondrez. Elle vous ennuie ?

-         Non elle est passionnante et elle me fait rire.

-         Alors consommez ce lien sans modération, séduisez-la !

* * *

 

[1] Un logiciel parmi d’autres permettant de téléphoner gratuitement n'importe où dans le monde en quelques minutes.

[2] Microsoft Network

[3] Short Message Service

 

[4] « C'est aux accents de La Carmagnole que les troupes républicaines abordaient les insurgés vendéens. Et ceux de nos contradicteurs qui nous opposent le pur et rayonnant patriotisme de Marceau, de Kléber et de Hoche, oublient précisément que Marceau, Kléber et Hoche terrifiaient la Vendée du chant révolutionnaire de La Carmagnole. » -  Jean Jaurès - Marseillaise et Internationale. 1903.

 

 

[5] Voir infra : « techniques pour tenter de décrédibiliser le clerc qu’on prend infortunément pour l’adversaire ».

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