LA LASSITUDE.
- Lassé de ma tante ?
Grande, à la musculature carrée, force de la nature, de grands yeux clairs, toujours le sourire, bavarde, intéressante, je n’imaginais pas que l’on put se lasser de ma tante. Sans doute la regardais-je avec les yeux du cœur.
- Mon oncle avait pourtant l’air si sérieux !
- Si désespéré, tu veux dire.
J’appris que ma tante avait un jour dans son jeune temps éprouvé elle-même une grande lassitude, questionnée par son époux sur le repas du soir :
- Qu’allons-nous dîner encore ce soir ?
- Je ne sais plus quoi faire, j’en ai assez de faire tout le temps la cuisine.
Mon oncle aurait répondu, inconscient des séquelles irrémédiables de cette simple phrase :
- Ne t’inquiète pas, je mange de tout, les repas du midi dans les troquets me fatiguent, un simple souper me satisfait, quelques pommes de terre à l’eau combleraient ma faim. C’est un légume dont je ne me lasse pas.
Qu’avait-il dit là ! (Cette version est exacte, cependant on peut la faire avec des pâtes ou des carottes aussi). Madame ma tante lui aurait fait pendant quinze ans sans discontinuer des pommes de terre, tous les soirs. Il n’y échappait que lorsque du monde était invité ou qu’eux-mêmes se rendaient chez amis ou famille. Avec le temps, les ennuis ; naissance d’un enfant puîné handicapé, difficultés scolaires du premier, licenciement de ma tante, etc. Les invités du soir se firent rares, de même que les invitations. En revanche, les « patates » furent de plus en plus courantes, pour ne pas dire journalières. Comme me disait Maman en riant « lundi, des patates, mardi, des patates, mercredi des patates aussi ». Mon oncle s’est lassé des pommes de terre, puis de ma tante, qui s’est renfermée comme une huître à ce sujet. Je pensais qu’ils se rejetaient la responsabilité des enfants compliqués à élever. Maman n’avait jamais su, ne voulait pas savoir. Ma tante ne peut être interrogée. Son enfant handicapé est décédé, c’est une perte incommensurable, à la mesure de tout ce qu’elle lui avait donné pendant sa vie.
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